POURQUOI JE CROIS A LA MAGIE
Pierre Fontaine est auteur d’un livre intitulé : La magie chez les noirs. Ce livre écrit pendant la période coloniale est un condensé des faits vécus et vérifiés par le colon qui l’ont amené à croire à la magie. Dans cet extrait, il dit pourquoi il s’est mis à croire à la magie à partir de deux exemples concrets.
B o u s s e l e m e t S i d i D j e l l i l
En 1924, je me trouvais au Maroc oriental, à oudjda, petite ville reliée à la partie occidentale du pays par un tortillard à voie étroite. J’avais à mon service un Arabe, excellent garçon, sympathique et serviable, Bousselem ben Larbi, âgé d’environ quarante ans. Brusquement, un matin d’été, le bras gauche de Bousselem refusa tout service. Ce fut ensuite le tour de son bras droit. Puis il éprouva de la peine à tourner la tête. Ses jambes devinrent lourdes et malhabiles.
Bousselem était militaire : on l’hospitalisa. Un mois se passa ; l’ankylose gagna presque tout le corps. Les médecins militaires donnaient des avis différents, et leurs traitements demeuraient inefficaces. Je payai la consultation d’un médecin civil, qui n’aboutit pas à un meilleur résultat.
L’administration militaire parla de réformer Bousselem. Ce dernier était désolé, car après douze années de service, il n’avait que trois ans à attendre pour bénéficier d’une pension.
Bousselem était alité depuis quatre mois, lorsque son père, commerçant pouilleux mais non dépourvu de pécune, vint le voir et hocha longuement la tête en le regardant. « Seul, Sidi
Djellil te guérira, » dit-il.
Non sans mal, Bousselem ben Larbi obtint un bon de sortie ; et deux de ses coreligionnaires le hissèrent dans une araba. Le commerçant monta à côté de lui, prit les rênes du cheval étique et la voiture s’engagea sur la route de l’ouest sous mon regard attendri et sceptique.
Une quinzaine de jours plus tard, quelqu’un pénétra dans ma cagna sans frapper. Hilare, poussant de grands cris de joie et gesticulant de tous ses membres, Bousselem ben Larbi se
présentait à moi, heureux de vivre et de s’extérioriser.
Je n’en croyais pas mes yeux en contemplant ce garçon, certes amaigri, mais alerte.
« C’est Sidi Djellil ! » s’exclama-t-il.
Et il me montra un petit fil de métal — ressemblant à du cuivre — qui lui entourait le bord de l’oreille gauche sur un demi-centimètre environ. Sidi Djellil avait percé le bord du repli de
l’oreille — à mi-distance du sommet et du lobe — pour passer son fil de métal.
Je ne pus obtenir aucune autre explication. Le « marabout » Sidi Djellil avait commandé de réciter des versets du coran. Le père de Bousselem avait versé vingt douros et le guérisseur
avait serti son fil en marmonnant des mots incompréhensibles.
Les médecins examinèrent minutieusement Bousselem ben Larbi ; ils ne crurent pas à la
miraculeuse intervention de Sidi Djellil et renvoyèrent notre homme dans sa compagnie.
« Surtout, je ne dois pas enlever ça, me dit Bousselem en touchant le fil de son oreille. La
maladie me reprendrait. »
Je le quittai huit mois plus tard. Il était toujours en excellente santé...
Dès cette époque, je commençai à m’intéresser à la magie.
La « c e i n t u r e d’a m o u r » d e K i s s b i
Plus tard, dans le Bas-Soudan, j’eus l’occasion de rendre visite à un ami d’enfance, technicien chargé d’une importante fonction officielle. En l’absence de son épouse légitime restée dans la métropole avec ses enfants, A. h... avait acheté une femme d’une couleur de peau peu banale : imaginez une créature splendide, svelte, au masque un peu plat mais aux lèvres gourmandes, dont la peau était d’un rouge cuivré très foncé se rapprochant du noir-bleu. A. h... m’assura qu’il s’agissait d’une Sonraï métissée.
Kissbi, cette jeune mousso — d’environ vingt ans — en était à son troisième époux. Entendez par là que, deux fois déjà, elle avait remboursé sa dot à ses maris pour se libérer. C’était, du moins, ce qu’elle prétendait ; mais, par la suite, nous apprîmes que Kissbi avait été revendue
spontanément par deux de ses époux impatients de se séparer d’elle, car elle était, disaient-ils,
possédée par le démon de l’amour.
Lorsque je vis A. h..., Kissbi partageait sa solitude depuis deux mois. Elle ne manquait
pas de charme ; si elle avait consenti à ne pas édifier sa chevelure avec de la cendre de bois pilée mêlée au beurre de karité — qui rancit vite sous les tropiques et dégage une odeur nauséabonde — elle eût été une poupée fort agréable, aux yeux luisants, aux seins hauts et pommés.
Mon ami, par contre, était pâle et nerveux ; je le sentais obsédé par une idée qu’il refusait de me confer. Pour se donner de l’assurance, il buvait trop de boissons alcoolisées et forçait sa
dose de quinine ; mais sa fébrilité ne le quittait pas. Je mis cet état morbide sur le compte du
climat...
Un jour, pendant la sieste quotidienne, un bruit de dispute me réveilla brusquement. J’entendis non seulement des injures grossières proférées par A. h..., mais aussi des coups sourds mêlés aux ricanements de Kissbi. J’accourus pour voir la splendide nudité de la Sonraï se prêter aux coups et même les provoquer.
A. h... s’arrêta à ma vue et me suivit dans ma chambre. Il s’assit sur le bord de mon lit et me dit simplement : « Mon vieux Pierre, je suis fichu ! Fichu à cause de cette négresse lubrique !... ». Cette femme, me confa-t-il alors, l’épuisait physiquement au delà de toute expression. Mais il ne pouvait se passer d’elle.
Lorsqu’il l’avait achetée à un marchand noir, il avait remarqué que la peau de son ventre s’ornait de tatouages en relief considérés plutôt comme des aphrodisiaques légers que comme une parure indigène. Mais il n’avait pas attaché grande importance à ce détail.
Pourtant, il s’expliquait mal pourquoi, ayant, par la suite, mis trois fois cette fille à la porte,
il avait chaque fois demandé à son boy d’aller la rechercher. Elle, cyniquement amoureuse, lui
disait simplement, au retour : « Tu vois bien : tu as besoin de moi ! »
Et les folies recommençaient, jusqu’au jour où ce garçon intelligent, voyant vers quel abîme
elle l’entraînait, tentait de l’éloigner par des coups... Je venais d’assister à l’une de ces scènes.
A. h... était atteint à la fois dans sa chair et dans son esprit, mais heureusement pas dans son cœur. Le démon de la sensualité le dévorait d’une façon continuelle et progressive. Le cas était presque banal.
Il me revint alors en mémoire certains sortilèges employés par les femmes noires pour
conserver l’amour des Blancs, dont elles se montrent si fières, et qu’elles étalent avec ostentation devant leurs compagnes moins favorisées, traitées par leurs maris de couleur comme des bêtes de somme.
Quelques jours plus tard, je me rendis dans une contrée voisine pour voir des orpailleurs à l’œuvre. Au retour, je m’arrêtai dans un village où l’on me fit bon accueil et m’entretins longuement avec le féticheur. Je ne sais quelle association d’idées me fit parler de Kissbi et de sa frénésie... Mon interlocuteur sourit avec complaisance et m’expliqua que la Sonraï devait être en possession de la ceinture d’amour, « celle qui lie les sens et non le cœur », précisa-t-il. De la conversation qui suivit, je conclus que Kissbi utilisait un procédé magique pour s’attacher mon ami : il suffisait que dans sa chambre à coucher je trouve une ceinture, faite en bois spécial ayant macéré de longues années dans une décoction de plantes rares, pour avoir la clé de l’énigme. Sur l’essence de bois et sur les plantes rares je ne pus obtenir aucun renseignement ; le féticheur m’assura simplement que cette « ceinture d’amour » ne pouvait être préparée que par un de ses confrères ou par des femmes-sorcières particulièrement expertes dans l’art de composer les philtres magiques. Si je pouvais découvrir cette fameuse ceinture, je devais la brûler immédiatement pour rompre le charme. Il paraît que Kissbi l’avait certainement portée un an à même la peau : ainsi le sort n’était profitable qu’à elle. Par ailleurs, la ceinture devait rester à la portée de mon ami, pour qu’il fût imprégné des pernicieux efuves...
Je n’eus aucune peine à trouver l’objet indiqué, qui n’était pas caché, mais simplement rangé
dans le tiroir d’une table de chevet en bambou.
Cette ceinture était curieusement faite. De petites plaquettes de bois, larges comme des boites d’allumettes suédoises de poche, étaient reliées les unes aux autres par un fil de chanvre
extrêmement résistant. Une « sculpture », primaire dans son exécution et primitive dans son
inspiration, marquait chaque plaquette. La ceinture mesurait environ soixante-cinq à soixante-
dix centimètres. Une odeur indéfinissable se dégageait de ce bois noir légèrement veiné de brun, une odeur qui montait à la tête. J’avoue qu’en cet instant la pensée me traversa de subtiliser l’objet pour le joindre à ma collection de fétiches. Mais je redoutai d’être victime des effluves maléfiques et pria le parti de le détruire. Je fis allumer le petit brasero qui servait à la cuisson des aliments et jetai la ceinture dans les flammes. Je ne dis rien et j’attendis.
Mon ami A. h... manifesta des signes de détente nerveuse quarante-huit heures après cette disparition et Kissbi parut légèrement inquiète. Les scènes violentes ne se répétèrent plus.
Un jour, A. h... me confia que la présence de sa mousso lui pesait et qu’il songeait à la rupture
Je crus le moment opportun de lui révéler l’histoire de la ceinture magique.
« Maintenant, je comprends mieux ! » dit simplement mon ami.
Le soir même, Kissbi, de fort méchante humeur — ce qui prouvait que sa vanité et son
amour-propre étaient seulement atteints — quittait la demeure de A. h... munie d’un solide viatique.
Lorsque j’abandonnai le Soudan, quelques semaines plus tard, mon ami était redevenu un
homme normal.
Depuis ce jour-là, je crois à la magie africaine.
Ces deux anecdotes vécues concernent, l’une un cas musulman, la seconde étant plus directement en rapport avec le monde noir.
Dans les deux cas, il y a intervention de fétiches ou grigris. Une instinctive défiance nous
empêche de considérer le fétiche comme élément unique de magie. C’est, en réalité, un condensateur de forces psychiques et, avouons-le, très mystérieux ; il n’a d’efficacité que pour autant à son « aurisation ». Ce qui montre bien qu’aucun grigri sérieux ne peut être réalisé « en série ».
Mais le contact des Blancs, l’esprit « commercial » de ceux-ci a pénétré les peuplades noires
; on trouve maintenant des grigris de toutes sortes et pas seulement à l’usage des indigènes.
Cela rejoint le commerce des mains de Fatima pour l’Arabie. Il y en a de vrais (nous voulons
dire porteurs de sort), mais généralement ce ne sont heureusement que des « souvenirs ».
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